Vers un véritable pouvoir exécutif européen : de la gouvernance au gouvernement
Par Thierry Chopin



Avec la crise, le débat sur la « gouvernance » de l’Union européenne a refait surface sous des formes diverses : en particulier, la crise a mis en lumière le déficit de leadership politique et de déficit exécutif européens ainsi que le besoin de réformer la « gouvernance » européenne afin de bâtir un véritable « gouvernement » économique européen. Dans un tel contexte, ce texte tente d’analyser les déséquilibres qui caractérisent la gouvernance européenne actuelle et de définir les conditions susceptibles de favoriser l’émergence d’une capacité d’action et de décision européenne efficace et légitime, en bref un véritable pouvoir exécutif européen, pierre angulaire du passage de la gouvernance au gouvernement.

La crise économique lance un défi en termes de leadership, de cohérence et d’efficacité à la gouvernance européenne [1]. Dans une situation de crise, qui exige que l’Union européenne et ses Etats membres puissent apporter des réponses aux difficultés qu’ils traversent, les Européens découvrent avec frustration les limites de la gouvernance européenne et son « déficit exécutif » [2] : faiblesse du pouvoir exécutif européen ; caractère polyarchique des institutions communautaires et son corollaire l’absence d’un leadership politique clair ; concurrence entre les institutions et les Etats ; lenteur et imprévisibilité du processus de négociation entre Etats membres, etc.

Or, comme l’a brillamment exprimé Tommaso Padoa- Schioppa : « Aujourd’hui, dans l’Union européenne en tant que telle, comme dans chacun de ses Etats, la démocratie souffre d’un même mal : la difficulté croissante pour tout pouvoir, qu’il soit central ou local, à répondre aux exigences du peuple qu’il est en devoir de satisfaire (...). Le hiatus entre les besoins du Demos et le mode d’action du Kratos constitue l’un des plus grands dangers pour la survie de la démocratie en tant que forme de gouvernement fondée sur les principes de responsabilité, d’autonomie et d’égalité (...). La démocratie n’est réalisée qu’en partie, non pas parce qu’il manque un Demos européen (...) mais plutôt parce que le Kratos manque. Il manque une capacité à décider et des moyens pour mettre en œuvre les décisions » [3]. Dans un tel contexte, ce texte tente d’analyser les déséquilibres qui caractérisent la gouvernance européenne et de définir les conditions susceptibles de favoriser l’émergence d’une capacité d’action et de décision européenne efficace et légitime, en bref un véritable pouvoir exécutif européen, pierre angulaire du passage de la gouvernance au gouvernement.

UN POUVOIR EXÉCUTIF EUROPÉEN COMPLEXE ET ÉCLATÉ INEFFICACE FACE AUX CIRCONSTANCES EXCEPTIONNELLES

Avec la crise, le débat sur la « gouvernance » de l’Union européenne a refait surface sous des formes diverses : en particulier, la crise a mis en lumière le déficit de « leadership politique » et du « déficit exé- cutif » européens, ainsi que le besoin de réformer la « gouvernance » européenne afin de bâtir un véritable « gouvernement économique européen » [4], au moins à l’échelle de la zone euro.


Allégorie du Bon Gouvernement d'Ambrogio Lorenzetti — Palazzo Pubblico — Sienne — Italie

Un travail de clarification préalable — même rapide — de ces différents termes est indispensable si l’on souhaite engager le débat sur des bases claires. Le terme vague et imprécis de « gouvernance » a d’abord été dévelop- pé au niveau national et international dans les années 80, notamment dans le contexte de l’entreprise. Il a été appliqué au cas de l’Union européenne afin de rendre compte de l’articulation complexe des différents niveaux de gouvernement dans le cadre d’un système de prise de décision polycentrique où les modes de coordination et de régulation prévalent aux dépens des notions plus claires d’autorité politique et de gouvernement [5]. Le terme de « gouvernement », en dépit de sa simplicité apparente, présente quant à lui plu- sieurs significations : il désigne le titulaire — individuel ou collégial — de la fonction exécutive mais, d’un autre côté, il renvoie plus largement au « mode de gouvernement », en d’autres termes, au type de régime politique (la politeia chez les Anciens), c’est-à-dire à la manière dont s’exercent les différents pouvoirs : « dans cette acception, il signifie un processus de décision fondé sur l’arbitrage, entendu au sens d’une décision discrétion- naire émanant soit du vote majoritaire au sein d’une instance collégiale — le « gouvernement de cabinet » — soit du leadership exercé par le « chef du gouvernement », cumulant ou non sa fonction avec celle de chef d’Etat » [6].


Bruxelles deviendra t-elle le siège d'un nouveau Sénat Européen ?

Ces précisions étant faites, il convient d’abord de souligner qu’il existe d’ores et déjà un « pouvoir exécutif européen ». Mais tenter de le décrire nécessite des analyses beaucoup plus complexes que celles appliquées au niveau national où son exercice revient presque intégralement aux gouvernements que la détention de ce pouvoir distingue aisément du Parlement (« pouvoir législatif ») et des « juges » au sens large (« pouvoir judiciaire »). Cette complexité à la fois tech- nique et juridique découle de la très forte dispersion des organes, communautaires ou intergouvernemen- taux, qui concourent à l’exercice du pouvoir exécutif de l’Union. Elle renvoie également à la disparité des types d’exécution dès lors que le pouvoir exécutif — qui pourrait être défini comme « le pouvoir visant à rendre effectif ou à mettre en œuvre » — recouvre des réalités très diverses, pouvant aller de la production de normes (qui renvoie principalement à l’adoption de décisions visant à préciser le contenu des directives et des règlements européens) à la gestion administrative et budgétaire en passant par l’adoption de positions internationales [7].


Les Blessures du passé

Par ailleurs, une définition plus moderne du pouvoir exécutif inclut également « les capacités de direction et d’impulsion ». Dans des circonstances « normales », théoriquement, les choses pourraient paraître assez claires ; pourtant, en réalité, le mode de gouvernance européen est déjà très complexe [8]. Rappelons l’esprit du traité de Lisbonne :

• le Président de la Commission, s’appuyant sur le Parlement européen, doit exercer un leadership politique sur les politiques internes de l’Union et dispose d’un monopole de l’initiative ;

• le Conseil européen a un rôle d’impulsion politique et a pour fonction de définir les grands axes stratégiques de l’Union. Son Président facilite le consensus entre les chefs d’Etat et de gouvernement et œuvre en faveur de la coordination des politiques nationales orientées par les objectifs communautaires et la conclusion des grands rendez-vous internationaux [9].

Mais, la crise qui affecte l’Union européenne, ses Etats membres et ses peuples depuis 2008 pose la question clé : qui décide face aux circonstances exceptionnelles au sein de l’Union européenne ? Que fait l’Union ? Que font ses Etats membres ? Quel est le rôle respectif des différents niveaux de gouvernement dans la gestion de crise ? qui est responsable de quoi et devant qui tant du point de vue des initiatives et des décisions prises que de leur mise en œuvre ? Avec le recul, la seule institution communautaire à avoir joué un rôle décisif face à la crise est la Banque centrale européenne. Si la Commission européenne accroît actuellement ses prérogatives sous l’effet du renforcement des mécanismes de surveillance de la politique économique des Etats, elle a provisoirement perdu une large partie de son autorité du fait de l’absence d’instrument communautaire permettant de mener une politique budgétaire contracyclique au niveau européen [10]. Cette faiblesse l’a rendue dépendante du bon vouloir du Conseil euro- péen, seul capable de créer des instruments ad hoc (FESF, MES, augmentation du capital de la BEI). Elle s’est doublée d’un déficit de légitimité face aux accusations dont la Commission a été l’objet en raison de sa focalisation sur la dérégulation avant la crise. Si le Parlement européen a légiféré ces derniers mois sur le programme visant à réformer la supervision bud- gétaire et financière (« 6 pack », « 2 pack »), en tant qu’institution « délibérative » il n’a pas été, par défini- tion, ni en position ni dans le « bon tempo » pour gérer la crise. Parmi les institutions européennes, seule la BCE — qui est une institution fédérale mais qui n’est pas une institution « politique » sa légitimité reposant sur son indépendance — a fait preuve d’une capacité de réaction rapide et de gestion de crise face aux circons- tances exceptionnelles. Il est d’ailleurs remarquable que la crise ait renforcé le rôle de la BCE, seule institution européenne disposant d’un instrument contracyclique immédiatement mobilisable. Seul son rôle de prêteur en dernier ressort a du reste été de nature à rassurer les marchés en dépit du cadre imposé par son mandat.



Au-delà, ce sont les Etats, réunis au sein du Conseil eu- ropéen, qui ont exercé un véritable leadership politique et qui ont formulé les réponses européennes face à la crise. Pourtant, maints observateurs, et parmi les plus avisés, ont reproché à l’Union, dès le début de la crise, « d’avoir avancé trop lentement sans la réactivité et la détermination qui auraient été nécessaires pour calmer les marchés et éviter que la situation ne s’aggrave et commence à contaminer d’autres économies » [11]. Les atermoiements et les hésitations de certains Etats membres, et notamment de l’Allemagne, à l’égard des mécanismes d’aide et de soutien à la Grèce, ont contribué en effet à fragiliser la réponse de l’Union face à la crise de la dette. Plus récemment, il est frappant de constater que la solution à laquelle l’Union est finale- ment parvenue à propos de la crise chypriote en mars 2013 (protection des dépôts assurés, bail-in des détenteurs de titres et des gros déposants des banques) a été prise après beaucoup de tergiversations qui n’ont pas été sans rappeler celles de mai 2010 à propos de la Grèce.

De ce point de vue, la crise révèle que le degré élevé de complexité qui caractérise le système politique eu- ropéen a un coût en termes d’efficacité et de légitimité. La complexité de la machine européenne ainsi que l’hétérogénéité des préférences et des intérêts nationaux rendent difficiles la prise de décision et la mise en œuvre de projets communs. L’Union européenne s’est jusqu’ici surtout montrée capable de se donner des règles et se caractérise par une difficulté à opérer des choix discrétionnaires, pour différentes raisons : défiance vis-à-vis de politiques discrétionnaires européennes en raison de l’aléa moral [12] ou des transferts de souveraineté politique qui peuvent y être associés, absence d’un véritable pouvoir exécutif européen. Caractère polyarchique des institutions communautaires et, son corollaire, l’absence d’un leadership politique clair ; concurrence entre les institutions et les Etats ; mais aussi désir de contrôle réciproque des Etats membres. Surtout, le lent processus de négociation entre Etats membres semble affecter l’efficacité et la lisibilité du processus de décision dans l’effort de définition de stratégies de sortie de crise.



UNE GOUVERNANCE DÉSÉQUILIBRÉE FACE AUX CIRCONSTANCES EXCEPTIONNELLES : DIPLOMATIES NATIONALES VS. DÉMOCRATIE EUROPÉENNE

La prééminence des gouvernements nationaux en matière décisionnelle a des conséquences ambivalentes sur la gouvernance européenne face aux crises [13]. Certes, dans des circonstances exceptionnelles, les crises peuvent avoir des vertus positives pour l’Europe, au point d’accréditer l’idée que la « construction européenne progresse souvent grâce aux crises » [14]. Ce caractère potentiellement favorable des crises renvoie au fait qu’elles suscitent une mobilisation politique hors norme, au plus haut niveau des États membres, c’est-à-dire de la part des responsables politiques, qui disposent de la légitimité ultime pour prendre des dé- cisions stratégiques et nouer des compromis sur des enjeux particulièrement complexes et parfois d’une ampleur financière exceptionnelle. Il tient aussi au fait que l’urgence impose de prendre des décisions qu’il aurait été plus difficile de prendre selon les rythmes et procédures habituels.

Néanmoins, la prégnance de la logique diplomatique peut entraîner des conséquences négatives qui sont d’autant plus dommageables en période de crise : difficulté pour l’Union à s’exprimer de manière unifiée et à agir avec efficacité et réactivité ; neutralisation des Etats membres qui crée alors une incertitude auprès des marchés, incertitude dont les effets sont très dangereux en période de crise. Il existe de plus en plus de décalage entre le mode de fonctionnement actuel des institutions européennes et les exigences de la crise. Le temps des négociations diplomatiques est trop lent et le sentiment s’est progressivement développé que l’Europe était toujours en retard d’une crise. En outre, ce mode de fonctionnement est anxiogène et déstabilisateur : l’issue des négociations est toujoursincertain, les positions des différents gouvernements semblent régulièrement soumises aux calendriers électoraux nationaux (voire régionaux), les décisions prises par les gouvernements peuvent ensuite être remises en cause au niveau national, surtout dans un contexte où de nombreux gouvernements sont très fragilisés politiquement dans leur pays. L’incertitude qui en résulte accroît fortement la perception du risque économique par les investisseurs et réduit la crédibilité des engagements européens.


Vox Populi Vox Dei

Par ailleurs, le mode de fonctionnement actuel, qui donne notamment la primauté au Conseil sur le Parlement européen, pose un problème de lisibilité et de légitimité pour les citoyens européens : il n’existe pas d’occasion de débat démocratique où soient débattues explicitement les décisions à prendre au niveau européen sur les solutions à apporter à la crise. Les débats nationaux ne peuvent permettre aux candidats de s’engager fermement dans la mesure où la décision sera en définitive le résultat d’une négociation avec les autres chefs d’Etat et de gouvernement. Dès lors, le débat n’existe pas réellement sur les sujets du fédéralisme budgétaire et de la politique économique, notamment les me- sures d’austérité et les réformes structurelles [15]. En dernier lieu, et la gestion de la crise à Chypre a révélé ce point de manière exemplaire, à partir du moment où la décision résulte d’une négociation à l’unanimité — au cours de laquelle s’expriment des points de vue divergents —, celle-ci ne sera prise qu’au dernier moment juste avant la « deadline » fixée ; et, tant que cette dernière n’est pas crédible, elle risque d’être remise en cause et chacun de revenir à la table des négociations [16]. D’où le sentiment d’un « jeu de roulette russe », d’incapacité de décider et de perte de temps. Cela n’a rien à voir avec le système de démocratie constitution- nelle qui prévoit et fournit les instruments néces- saires pour prendre des décisions dans un contexte de préférences politiques divergentes : le vote à la majorité accompagné de règles constitutionnelles protégeant la minorité. A nouveau, comme la crise chypriote l’a bien montré, ceci pose notamment la question de la légitimité et de l’efficacité de l’Eurogroupe et de ses modes de décision : il s’agit en ré- alité d’une institution européenne dont la décision peut être suspendue au bon vouloir d’une infime minorité et qui peut prendre une décision qu’aucun de ses membres ne défend ensuite dans un cadre de complète irresponsabilité politique [17].

Dans cette perspective, la gouvernance euro- péenne souffre d’un déséquilibre entre diplomaties nationales et démocratie européenne [18]. Si les Etats se considèrent toujours comme les dépositaires de la souveraineté et les arbitres en dernier recours des décisions à prendre en période de crise [19], les faiblesses de la gouvernance euro- péenne révélées par la crise doivent conduire à une analyse des conditions d’un leadership poli- tique à l’échelle européenne. Si l’Union est certes une Union d’Etats, elle est aussi une communauté de citoyens et la création d’un véritable leadership européen passe nécessairement par le renforcement de l’unité du corps politique européen si l’on s’accorde avec cette idée que la volonté populaire constitue la base de la légitimité des pouvoirs dans nos régimes démocratiques. L’Union européenne n’échappe pas à la règle. Or, que constate-t-on sinon l’absence de compétition démocratique pour la désignation des principaux leaders européens ? Il n’existe pas, pour l’instant, de concurrence politique pour la nomination du Président de la Commission ; l’élection du Président du Parlement européen se fait sur la base d’un consensus bipartisan ; last but not least, la nomination du Président du Conseil européen n’est pas organisée selon les règles démocratiques minimales que l’on serait en droit d’exiger pour la désignation du titulaire d’un tel poste : acte de candidature, concurrence entre plusieurs candidats déclarés, débat public et transparent. Un véritable leadership politique européen suppose une légitimité populaire plus forte, fondement sur lequel il doit reposer. Ce qui est en jeu réside dans le fait de réaliser un transfert, même partiel, de la source de légitimité de l’Europe des Etats vers les citoyens. Ce supplément de légitimité démocratique permettra — dans le cadre du système actuel — de renforcer la capacité d’action et de décision des leaders politiques européens face aux leaders politiques nationaux et in fine de faire émerger un véritable pouvoir exécutif européen, si certaines conditions sont remplies.

A QUELLES CONDITIONS UN POUVOIR EXÉCUTIF EUROPÉEN EST-IL POSSIBLE ?

Tout d’abord, il convient de changer de logiciel quant à la manière de concevoir la décision, et redéfinir l’équilibre entre la « règle » — qui résulte d’un processus long et complexe — et le « choix » [20] — qui doit être facilement identifiable par les citoyens : si la gestion de certaines politiques communes appelle naturellement le recours à la régulation (la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles par exemple), la nature des problèmes auxquels est confrontée l’Union est telle qu’un grand nombre de questions, qu’il est urgent de traiter, relèvent davantage d’un mode de « gouvernement » que de la simple « gouvernance » [21], par exemple dans le domaine budgétaire où un pouvoir « discrétionnaire » est indispensable. En outre, il faut clarifier le leadership politique européen face à la rivalité des institutions et des Etats membres dans la gouvernance polyarchique « post-Lisbonne », condition sine qua non d’une capacité de prise de décision efficace et légitime. En effet, s’agissant de l’exercice du pouvoir exécutif, les divergences peuvent être néfastes, de manière générale, mais encore davantage dans les circonstances exceptionnelles. Tandis que les dissensions peuvent être de nature à favoriser un choix réfléchi au sein d’une instance législative en encoura- geant la délibération et la confrontation des arguments et des positions, elles peuvent produire des effets négatifs dans l’exercice du pouvoir exécutif [22] et notamment quand celui-ci doit décider dans des périodes de crises. De ce point de vue, un pouvoir exécutif morcelé ou pluriel n’est pas optimal [23] et, appliqué au cas de l’Union européenne, le Conseil européen, parfois considéré comme un « pouvoir exécutif collectif » ne peut en réalité exercer efficacement la fonction exécutive.

Par ailleurs, un système démocratique suppose de pou- voir répondre à la question « qui fait quoi ? », condition de la responsabilité politique des gouvernants. Or, la fragmentation des pouvoirs au niveau européen (dont les expressions « troïka », « task force », « groupe des 4 » - désignant les Présidents du Conseil européen, de la Commission européenne, de l’Eurogroupe et de la Banque centrale européenne – fournissent une formu- lation saisissante) ne peut conduire qu’à une dilution de la responsabilité politique qui doit dès lors être cla- rifiée. Là encore, il est frappant de rappeler les termes dans lesquels les Pères fondateurs de la Fédération américaine évoquaient déjà ce risque. Ils soulignaient en effet que, non seulement un exécutif pluriel ne peut ni agir ni décider efficacement, mais de surcroît em- pêche l’effectivité des mécanismes de responsabilité : « l’une des plus puissantes objections élevées contre la pluralité dans l’Exécutif (...), c’est sa tendance à cacher les fautes et à détruire la responsabilité » [24].


Une tragédie que nous ne voulons plus voir se reproduire


Dans cette perspective, résoudre le « déficit exécutif » européen doit passer par la création d’un leadership plus clair, plus légitime et plus responsable [25]. Il s’agirait pour cela de fusionner la présidence de la Commission avec celle du Conseil européen afin de renforcer la lisi- bilité politique et la légitimité démocratique de l’Union européenne, ce qui permettrait aussi à l’Europe de parler d’une seule voix. Le traité de Lisbonne permet cette innovation : c’est pour ouvrir cette possibilité que l’interdiction du cumul avec un mandat national a été conservée dans le traité de Lisbonne, alors que celle avec un autre mandat européen a été retirée. Il suffirait que le Conseil européen décide de nommer la même personne pour les deux fonctions. Utiliser cette possibilité reviendrait à renforcer la légitimité politique du titulaire de cette présidence qui cumulerait ainsi les légitimités communautaire et intergouvernementale et qui serait responsable politiquement devant le Parle- ment européen. Dans cette perspective, le Président de la Commission présiderait le Conseil européen. A terme, ce président unique pourrait être élu au suf- frage universel direct, comme l’a proposé la CDU lors de son congrès à Leipzig en novembre 2011. Ceci aurait l'avantage de donner une légitimité démocra- tique directe au président de l'Europe et de lui donner un mandat politique clair. Alternativement, et cette option paraît la plus réaliste à court terme, il pourrait être désigné par le Parlement européen — comme cela est prévu par le Traité de Lisbonne —, sur la base du résultat des prochaines élections européennes, en étant lui-même tête de liste. Il s’agirait alors d'une élection au suffrage universel indirect sur le modèle en vigueur dans la grande majorité des Etats membres de l’Union européenne (modèle de la démocratie parlementaire). Dans l’attente d’une telle réforme, le Conseil européen devrait s’engager, même informellement, à nommer au poste de président de la Commission — et possiblement à sa tête — le candidat proposé par le parti ou la coalition majoritaire au Parlement européen.

Au-delà de la possibilité (à traités constants) de fusionner la présidence de la Commission avec celle du Conseil européen afin de renforcer la lisibilité politique et la légitimité démocratique de l’Union européenne, il est indispensable de placer l’Eurogroupe sous le contrôle du Parlement européen en créant un vice-président de la Commission et du Conseil en charge de l'euro et des affaires économiques, de façon à créer le ministre des Finances européen souhaité par Jean-Claude Trichet [26] et Wolfgang Schäuble. Cette personnalité assurerait conjointement le rôle de Commissaire aux affaires économiques et monétaires et de président de l'Eurogroupe — qui serait dès lors responsable devant le Parlement européen. Il aurait statut de vice-président de la Commission et du Conseil. Il s’appuierait sur le travail de l'Eurogroupe pour la préparation et le suivi des réunions en format zone euro, et sur le Comité économique et financier en vue des réunions concernant l’ensemble des Etats membres. Il aurait sous son autorité un secrétariat général du Trésor de la zone euro dont l'étendue des missions serait fonction des objectifs de l'union budgétaire en cours de constitution (notamment au travers des mécanismes d’assurance et des instruments budgétaires déjà existant).

Jean Pisani-Ferry a souligné le risque attaché à cette fusion en posant la question : « imagine-t-on un Commissaire qui requerrait des sanctions contre un Etat et présiderait ensuite le Conseil au cours duquel cette proposition serait validée ou rejetée ? » . En réalité, une situation similaire existe dans le domaine de la Concurrence : la Commission européenne enquête et décide sous le contrôle de la Cour de justice. Néanmoins il propose une autre solution, tout aussi envisageable : la création d’un comité budgétaire indépendant qui permettrait d’ « extérioriser la surveillance des déficits excessifs en la confiant à une autorité distincte des services de la direction générale des affaires économiques et finan- cières (ECFIN), (...), sur laquelle le commissaire n’aurait pas autorité. La mise en place d’un tel comité budgétaire indépendant libèrerait le commissaire de son rôle de pro- cureur et permettrait alors d’envisager qu’il cumule ses fonctions avec celle de président de l’Eurogroupe » [27]. Le vice-président de la Commission et du Conseil en charge de l'euro et des affaires économiques serait le visage et la voix politique de l'euro. Il serait chargé de la communication des décisions de l’Eurogroupe et de la représentation externe de la zone euro au sein des institutions financières internationales. Il aurait la charge d'expliquer dans quelle mesure les politiques budgétaires ou structurelles des Etats membres de la zone euro forment avec la politique monétaire de la BCE un policy mix cohérent. Enfin, il devrait s'exprimer régulièrement au sein des parlements nationaux ou au sein de la conférence qui réunira (dans le cadre de la mise en œuvre de l’article 13 du pacte budgétaire [28]) les représentants des commissions économiques du Parlement européen et des parlements nationaux. Les attributions de ce vice-président de la Commission et du Conseil en charge de l’euro et des affaires écono- miques pourraient être précisées dans le cadre du Protocole sur l’Eurogroupe.



CONCLUSION

Max Weber, cherchant à dégager les conditions d’un « esprit de décision clair et froid », indiquait que celui-ci réclamait « un petit nombre de décideurs et une responsabilité non équivoque de ceux-ci les uns vis-à-vis des autres et vis-à-vis des gouvernés ». Pour qu’un système de gouvernement fonctionne, il faut une combinaison de leadership politique, de capacité de décision et de responsabilité démocratique. Si les citoyens européens continuent de penser que les problèmes politiques, économiques et sociaux ne peuvent être résolus par leurs démocraties, dans le cadre d’une gouvernance complexe associant l’Union et ses Etats, alors celles-ci vont continuer de s’affaiblir et laisser réapparaître les populismes et les extrêmes. In fine, il s’agit de mettre en place un « gouvernement mixte » [30] faisant droit aux exigences de légitimité et de responsabilité démo- cratiques, de capacité de réaction et de décision politiques face aux circonstances conjoncturelles, voire exceptionnelles en cas de crise, mais aussi de répondre à l’exigence politique par excellence : fixer un cap et donner du sens à l’action publique européenne.

Thierry Chopin

Docteur en sciences politiques de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Directeur des études de la Fondation Robert Schuman, il est Professeur associé au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM). Visiting Professor au Collège d’Europe (Bruges), il enseigne également à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po) ainsi qu’à Mines ParisTech. Il est expert associé au CERI (Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po). Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les questions européennes, dont L’Europe d’après. En finir avec le pessimisme (avec Jean-François Jamet et Christian Lequesne), Lignes de Repère, 2012). Il vient de diriger, avec Michel Foucher, le Rapport Schuman sur l’Europe. L’état de l’Union 2013, Lignes de repères, 2013.

1. Ce texte s’inscrit dans le cadre d’un travail engagé depuis plusieurs années sur la question de l’ « Union politique » dans le cadre des travaux conduits à la Fondation Robert Schuman et au CERI (Centre d’Etudes et de Recherches Internationales de Sciences Po). Ce travail a d’ores et déjà conduit à la publication de plusieurs études et notamment : T. Chopin « L’Europe face à la nécessité de décider : un leadership politique européen est-il possible ? », in Rapport Schuman sur l’Europe. L’état de l’Union 2011, Lignes de repères, 2011 ; « Une Union politique pour l’Europe », Questions d’Europe, Policy paper de la Fondation Robert Schuman (avec J.-F. Jamet et F.-X. Priollaud), n°252, 24 septembre 2012 - http://www.robert-schuman.eu/doc/ questions_europe/qe-252-fr.pdf; L’ « Union politique » : du slogan à la réalité », in L’état de l’union 2013. Rapport Schuman sur l’Europe, Lignes de repères, 2013. Je tiens à remercier vivement Jean-François Jamet pour sa relecture attentive de la première version de ce texte et pour ses suggestions toujours précieuses. Je reste naturellement seul responsable des opinions exprimées dans ce texte.

2. Nous empruntons cette expression à Nicolas Véron « The Political Redefinition of Europe », Opening Remarks at the Financial Markets Committee (FMK)’s Conference on « The European Parliament and the Financial Market », Stockholm, juin 2012; traduction française, in Commentaire, n°141, printemps 2013. Voir également N. Véron, « Challenges of Europe’s Fourfold Union », Hearing before the US Senate Committee on Foreign Relations : Subcommittee on European Affairs, on « The Future of the Eurozone : Outlook and Lessons », août 2012; et Peter Ludlow, « Executive Power and Democratic Accountability », Quarterly Commentary, Eurocomment, september 2012.

3. Tommaso Padoa-Schioppa, « Demos et Kratos en Europe », in Commentaire, n°129, printemps 2010. Cet argument fait écho à l’exigence déjà formulée par les Pères fondateurs de la Constitution américaine ; cf. Alexander Hamilton : « un Exécutif faible suppose une exécution faible du gouvernement. Or, une exécution faible n’est pas autre chose qu’une exécution mauvaise ; et un gouvernement mal exécuté, quel qu’il soit en théorie, ne peut être, dans la pratique, qu’un mauvais gouvernement » et « l’énergie dans l’Exécutif est l’un des principaux caractères dans la définition d’un bon gouvernement », in The Federalist Papers, n°70 ; trad. française, LGDJ, 1957 ; rééd. Economica, 1988.

4. Voir J.-F. Jamet, L’Europe peut-elle se passer d’un gouvernement économique ?, La documentation française, 2e édition, 2012

5. Cf. par exemple Simon Bulmer, « The Governance of the European Union : A New Institutionalist Approach », in Journal of Public Policy, 13(4), 1994, p. 351-380; v. également S. Saurugger, Théories et concepts de l’intégration européenne, Presses de Sciences Po, 2009, chap. 7.

6. Jean-Louis Quermonne, « Gouvernement et gouvernance », in S. Mesure et P. Savidant (dir.), Dictionnaire des sciences humaines, PUF, 2006.

7. Cf. Julien Jorda, Le pouvoir exécutif de l’Union européenne, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2001 ; on pourra se reporter également à Y. Bertoncini et T. Chopin, Politique européenne. Etats, pouvoirs, citoyens, Presses de Sciences Po – Dalloz, coll. « Amphis », 2010, chap. 8.

8. A notre connaissance, il n’existe pas d’autres exemples de pouvoir exécutif partagé entre plusieurs institutions à différents niveaux de gouvernement, même dans les fédérations. Cela renvoie en fait l’Union européenne du côté du mode de fonctionnement des organisations internationales traditionnelles.

9. Alain Lamassoure, « L’Europe peut-elle fonctionner sans leader ? », in N. Gnesotto, M. Rocard (dir.), Notre Europe, Paris, Robert Laffont, 2008, p. 224-235.

10. La taille du budget européen (1% du PIB) ne permet pas de mener une politique de stabilisation budgétaire au niveau de l’UE.

11.Tommaso Padoa-Schioppa, « La crise de la dette dans la zone euro : l’intérêt et les passions », Les brefs de Notre Europe, n°16, 2010.

12. En ligne avec l’approche développée par l’article fondateur de F. Kydland et E. Prescott, « Rules rather than Discretion : The Inconsistency of Optimal Plans », Journal of Political Economy, 1977.

13. Cf. Y. Bertoncini et T. Chopin, Politique européenne, op. cit., chap. 12.

14. On pourra trouver une expression classique de la thèse selon laquelle les cycles de crises sont consubstantiels au processus de construction européenne dans l’article de J.- P. Olsen, « Coping with Conflict at Constitutional Moments », in Industrial Corporate Change, vol. 12, 2003.
Avril 2013

15. Comme l’a souligné Nicolas Véron, les dirigeants européens n’ont pas de « mandat politique européen » : « Pris individuellement, les membres du Conseil européen ont bien entendu un mandat émanant de leurs électeurs respectifs, mais l’agrégation de ces mandats nationaux, souvent incompatibles les uns avec les autres, ne produit pas un mandat politique européen », in « The Political Redefinition of Europe », op. cit.

16. Dans le cas de la crise chypriote, la BCE avait indiqué le mercredi 20 mars 2013 qu’elle cesserait de fournir des liquidités d’urgence (ELA) au système bancaire chypriote si une solution n’était pas trouvée avant le lundi 25 mars. L’accord a été signé... dans la nuit du 24 au 25 mars.

17. La « responsabilité politique » renvoie aux exigences suivantes : (i) pouvoir s’engager à prendre des décisions sur la base du mandat populaire reçu (ce n’est le cas ni pour les gouvernements nationaux qui doivent trouver des compromis au niveau européen, ni pour les parlementaires européens qui ont une autorité très limitée sur la politique budgétaire qu’elle soit européenne – le Parlement européen n’ayant pas le dernier mot sur le volet recette qui est le nerf de la guerre – ou a fortiori nationale) ; (ii) être responsable devant son électorat des décisions prises (ce qui n’est pas non plus le cas car : a/ les gouvernements nationaux peuvent dire « ce n’est pas ce que je voulais » et ainsi rejeter la responsabilité sur leurs partenaires ou sur la nécessité de trouver un compromis dans un système régi par l’unanimité ; b/ le Parlement peut rejeter la responsabilité sur le Conseil dès lors qu’il n’y a pas de logique/couleur politique majoritaire commune).

18. Voir sur ce point Jean-François Jamet, « Union européenne : trop de diplomatie tue l’économie », touteleurope. fr, 28 mai 2010.


19. On se souvient ici de la fameuse formule de Carl Schmitt qui ouvre sa Théologie politique (1922) : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » (« Souverän ist, wer über den Ausnahmezustand entscheidet »).

20. Cf. J.-P. Fitoussi, La règle et le choix. De la souveraineté économique en Europe, Paris, Le Seuil, coll. « La république des idées », 2002 ; voir aussi S. Goulard et M. Monti, De la démocratie en Europe. Voir plus loin, Flammarion, 2012, p. 202-205. Locke avait défini le pouvoir exécutif comme étant le pouvoir de « prérogative » précisant que c’est un pouvoir « discrétionnaire » (« ce pouvoir d’agir à discrétion et pour le bien public, (...), constitue ce qu’on appelle la prérogative », in Second Treatise of Government (1689), chap. 14 ; trad. française Jean-Fabien Spitz ; Presses universitaires de France, coll. « Epiméthée », 1994.

21. Voir Jean-Louis Quermonne, « De la gouvernance au gouvernement : l’Union européenne en quête de gouvernabilité », in P. Favre, J. Hayward, Y. Schemeil (dir.), Etre gouverné, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 315-332.

22. Cf. Harvey C. Mansfield Jr, Taming the Prince. The Ambivalence of Modern Executive Power, Harvard University Press, 1989, chap. X.

23. Hamilton affirme qu’ « il ne faut point adopter la pluralité dans l’Exécutif » et que « ce qui donne de l’énergie à l’Exécutif, c’est en premier lieu l’unité », parce qu’elle permet de trancher dans les « situations les plus critiques » lorsqu’une décision est « des plus nécessaires », in The Federalist Papers, n°70, op. cit.

24. Ibid. ; comme le dit David Epstein, « le génie républicain (...) des responsables multiples rend chacun invisible », in Political Theory of the Federalist, Chicago, University of Chicago Press, 1984, p. 174-175.

25. Cf. Jean Arthuis, « Avenir de la zone euro : l’intégration politique ou le chaos », Note de la Fondation Robert Schuman n°49, mars 2012, p. 71-82 - http://www.robert-schuman.eu/notes. php?num=49
26. Cf. Discours de Jean-Claude Trichet, alors Président de la Banque centrale européenne, à l’occasion de la remise du Prix Charlemagne 2011 à Aix-la- Chapelle le 2 juin 2011.

27. Jean Pisani-Ferry, « Assurance mutuelle ou fédéralisme : l’euro entre deux modèles », Bruegel, 8 octobre 2012 - http://www.bruegel. org/nc/blog/detail/article/911- assurance-mutuelle-ou- federalisme-la-zone-euro-entre- deux-modeles/

28. L’article 13 du TSCG prévoit que « le Parlement européen et les parlements nationaux des parties contractantes détermineront ensemble l’organisation et la promotion d’une conférence de représentants des commissions compétentes des parlements nationaux et de représentants des commissions compétentes du Parlement européen pour débattre des politiques budgétaires et d’autres sujets couverts par ce traité ».

29. Max Weber, Parliament and Government in a Reconstructed Germany. A Contribution to the
Political Critique of Officialdom and Party Politics, 1918.

30. Cette thèse s’inscrit dans le droit fil de la tradition de la « constitution mixte », qui court de Polybe à Montesquieu en passant par les auteurs de la Renaissance italienne – notamment Machiavel et Guichardin - ; cf. Norberto Bobbio, « Governo misto », in N. Bobbio, N. Matteucci, G. Pasquino (eds.), Dizionario di politica, Milano, UTET, 1990. Pour un début d’application de ce concept au cas de l’Union européenne, voir Mario Telo, « Pertinence et limites des thèses fédéralistes : vers une constitution mixte ? », in F. Esposito et N. Levrat (eds.), Europe : de l’intégration à la fédération, Université de Genève, Academia Bruylant, 2010, p. 163-175.


15 Avril 2013

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