«Mon plan pour sauver l’Europe: reconquérir les peuples»
Par L’Opinion 6 novembre 2016
Propos recueillis par Jean-Dominique Merchet


En décembre 2015, l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine publiait un article dans l’Opinion intitulé « Pour sauver le projet européen, il faut le libérer du dogme européiste «. Ce texte, repris et développé dans plusieurs titres français et étrangers, est devenu un petit livre : « Sauver l’Europe » (Liana Lévi, 10 euros) qui se présente comme « le plan Védrine ». Nous avons à nouveau rencontré son auteur.

Vous vous définissez comme un « eurocritique « et voilà que vous voulez « sauver l’Europe », estimant même que « la possibilité qu’elle se défasse est insupportable «. Vous seriez-vous soudainement converti à la foi européiste ?»
Lorsque je dis que la dislocation de l’Europe serait « insupportable », je parle au premier degré : la France ne pourrait pas la supporter. Au vu de la place que le projet européen a prise dans l’imaginaire et la vision politique en France depuis une vingtaine d’années, ce serait un traumatisme insurmontable. Je ne suis pas devenu européiste, mais je suis bien obligé de faire ce constat clinique. Sur ce point, et même s’il y a une part de vrai dans leur propos, je ne vais pas aussi loin que Régis Debray ou de Jean-Pierre Chevènement qui pensent qu’une telle dislocation libérerait les énergies des peuples. Peut-être que l’Allemagne y arriverait, mais la France serait le pays le plus affecté. D’où ma tentative de proposer ce plan pour sauver l’Europe. C’est ce qui me relie à François Mitterrand…



Quel est donc ce « plan Védrine « ?
Dans mon livre, je le résume en trois temps : pause, conférence, refondation. La pause dans l’intégration européenne est un message adressé aux peuples. En effet, le point de départ de mon analyse, c’est que les peuples décrochent de l’Europe. On ne pourra pas ébranler les vrais antieuropéens, comme Marine Le Pen, mais on devrait pouvoir rattraper les autres, les sceptiques, les déçus, les allergiques aujourd’hui majoritaires. Pour les reconquérir, il faut d’abord arrêter de les mépriser. Les élites, devenues inaudibles doivent consentir à un compromis avec les peuples. Arrêtons, par exemple, de parler d’ « abandon de souveraineté «, parce que les gens ont bien compris que, dans ce cas, cette souveraineté n’était pas perdue pour tout le monde ! Cessons d’avoir des vapeurs quand les peuples demandent de l’identité, de la souveraineté ou de la sécurité. Ce sont des aspirations normales, légitimes, même si elles prennent parfois des formes inacceptables. Il faut y apporter des réponses raisonnables. Donc, décrétons une pause de quelques mois maximum, pour prendre le temps de réfléchir. Cela marquerait les esprits. Ce serait un « On vous a compris ! «

Après la pause, vous appelez à une nouvelle conférence sur le modèle de celle de Messine (Italie) en 1955. Celle-ci a été à l’origine de la Communauté économique européenne (CEE) des Six, au lendemain de l’échec de la Communauté européenne de défense (CED). Une énième conférence pour sauver l’Europe ?
Non, car celle-ci serait refondatrice, à condition qu’elle clarifie les rôles. L’un des grands problèmes est celui de la surréglementation. Même Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, a reconnu que l’on a eu tort de réglementer « à outrance « ! À cet égard, la France porte une vraie responsabilité : nous avons réussi à transposer à Bruxelles notre génie pour les trucs compliqués. La loi sur la pénibilité du travail en est un exemple récent. La conférence que je propose ne doit pas se tenir dans une ville comme Bruxelles, Luxembourg ou Strasbourg. Surtout, les institutions européennes (Commission, Parlement, Cour de Justice) n’y seraient pas invitées au début. Les gouvernements volontaires devraient y répondre à la question : « Quelle valeur ajoutée pour l’Europe qui doit cesser de se mêler de tout avec des directives sur les concombres ou les chasses d’eau? Et comment redonner de l’oxygène démocratique aux Etats et aux régions? « Le niveau européen devrait se concentrer sur quelques domaines clés redéfinis et arrêter de vampiriser les niveaux national, régional ou local. On a bâti l’Europe à l’envers. Si l’on parvient à un projet cohérent de refondation, on pourra à ce moment-là le soumettre à des référendums et surtout pas avant, ils ne seraient que destructeurs. Cette refondation vise, au fond, à sauver le mode de vie européen. C’est un peu comme les dévaluations de la monnaie qu’on faisait jadis, une manière de repartir sur de nouvelles bases. L’Europe a besoin d’une relégitimisation politique, impossible sans les peuples.



« Il ne suffit pas que l’usine à gaz européenne promette de fonctionner mieux ».

L’un des lieux communs est de miser sur le couple franco-allemand pour la relancer l’Europe. Qu’en pensez-vous ?
Depuis la réunification allemande, ce discours n’est plus tenu que par les Français… En Allemagne, seul le ministre des Finances Wolfgang Schäuble l’évoque encore. Ce qu’il faut maintenant, c’est que les deux pays se parlent franchement. Or, la France ne pourra être entendue que si elle entame enfin ses réformes structurelles, pour redevenir crédible. Alors, on pourrait dire aux Allemands que, par exemple, leur transition énergétique antinucléaire est irrationnelle. Ou que la chancelière n’a pas facilité la gestion de la crise des réfugiés.

Le Brexit peut-il être l’occasion de cette refondation?
La France avait une carte à jouer au lendemain du référendum britannique. Je regrette qu’on n’ait pas saisi cette opportunité. On peut analyser le Brexit de deux façons : comme une aberration britannique ou comme l’indice d’un malaise général des Européens. On s’est trop concentré sur la première et, sans surprise, le sommet de Bratislava a été décevant… Quant aux suites réelles du réferendum britannique, il est trop tôt pour le savoir. Personne n’a la moindre idée de ce que sera la situation dans un an. La récente décision de Haute Cour (impliquant le Parlement britannique dans la décision finale -NDLR) montre combien les choses peuvent bouger. Selon moi, il est stérile d’adopter une ligne punitive avec les Britanniques. Il n’est pas exclu que, dans un an ou deux, l’Europe ne veuille pas se passer de la Grande-Bretagne et réciproquement. C’est notamment vrai en matière de défense - qui ne relève pas de l’UE, mais d’accords bilatéraux. En 1998, j’ai d’ailleurs été l’un des acteurs de ceux de Saint-Malo. Aujourd’hui, je soutiens la proposition de Jean-Dominique Giuliani et de la Fondation Robert Schuman sur un traité de défense entre la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Je me réjouis de voir que des « européistes « en viennent à privilégier, par réalisme, l’intergouvernemental sur le communautaire. Cela est plus utile que les incantations sur la défense européenne.

Comme vous le racontez dans votre livre « Les Mondes de François Mitterrand « (Fayard), qui vient d’être réédité, vous avez été pendant quatorze ans un proche collaborateur de l’ancien président. Son engagement européen était très fort. Avec le recul, qu’est-ce qui a mal tourné ?
D’abord, je me méfie du récit à l’eau de rose selon lequel il y aurait eu une période enchantée de la construction européenne qu’il s’agirait de retrouver. François Mitterrand était un Européen, mais il était aussi un patriote français à 100 % : souvenez-vous qu’il a participé à la commémoration du millénaire capétien.



Pour moi, le moment clé, c’est Maastricht. Au moment de l’Acte unique de 1986, personne ne s’est rendu compte de l’engrenage normalisateur que celui-ci déclenchait. En 1992, au moment du référendum, c’est là que j’ai découvert que les classes populaires ne suivaient plus, qu’elles avaient peur et qu’il y avait quelque chose d’illégitime à vouloir faire l’Europe et le bonheur des peuples par le haut. Le résultat a d’ailleurs été très serré (51,04 % de oui). Après Maastricht, comme Helmut Kohl, François Mitterrand souhaite une pause. Les deux hommes avaient d’ailleurs employé la même expression, chacun de leur côté, devant Jacques Delors : « Cela n’empêchera pas la Seine (le Rhin) de couler «.

Et pourtant vous avez soutenu le projet de monnaie unique…
Certes! Car, avant l’euro, la France était de fait dans la zone Mark. À l’Élysée, j’ai vu Francois Mitterrand demander à Helmut Kohl de demander au président de la Bundesbank d’accepter une dévaluation du franc... L’ idée de Mitterrand était alors que mieux valait une monnaie unique, dont nous serions partie prenante.

La zone euro a connu une crise grave en 2015 avec la Grèce. Quel regard portez-vous sur elle ?
Finalement, elle a été bien gérée. Cependant sur la Grèce, je n’étais pas choqué par la position du ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble. Cela aurait été moins dur pour les Grecs de quitter la zone euro, de revenir à un eurodrachme dévalué et de bénéficier d’un plan d’accompagnement pour restaurer leur économie, jusqu’à ce qu’ils puissent revenir.



Il faut donc parfois faire marche arrière pour sauver l’Europe ?
En tout cas, il faut reconvaincre les peuples. mais bien sûr, le « système « n’a pas envie de se réformer, même si Jean-Claude Juncker et Donald Tusk (président du Conseil européen) sont lucides sur la situation. Pourquoi être soumis à la téléologie, qui voudrait que l’Europe aille toujours dans une seule et même direction, quoi que votent les peuples, et qu’il n’y ait pas de corrections possibles. En exagérant, les réactions des européistes me font penser à celles des Soviétiques qui se sont engagés militairement en Afghanistan en expliquant qu’il n’était pas possible de laisser tomber un régime communiste. En Europe, il ne suffit pas que l’usine à gaz promette de fonctionner mieux. L’urgence, c’est de retrouver les peuples.

15 Mars 2017

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