Rapport Stiglitz : mesurer la croissance autrement
Note d'information proposée par France Bleue et Patrice Hernu



En février 2008, Nicolas Sarkozy installait à l'Élysée la commission Stiglitz, en lui confiant la mission d'identifier les limites du produit intérieur brut (PIB) comme indicateur de performance économique et de progrès social. Deux objectifs non forcément conciliables et se situant plus dans le droit fil du keynésiannisme d'après guerre que dans les débats intégrant la crise écologique actuelle. D'où toute l'ambiguité de la démarche dont les responsables ont, bon gré mal gré, tentaient de s'extraire. En effet, en plus de son président, vingt et un membres, parmi lesquels quatre prix Nobel d'économie - Amartya Sen, Kenneth Arrow, Daniel Kahneman et James Heckman - ont contribué à cette réflexion sur les moyens de développer de nouveaux instruments de mesure de la richesse des nations. Membre de la commission, l'économiste français Jean-Paul Fitoussi (OFCE) a rempli le rôle de coordinateur général.

Dès octobre 2007, France Bleue avait appelé à une réflexion globale sur la comptabilité nationale et le retard pris par les institutions officielles pour entrer dans les comptes nationaux des concepts utiles à une meilleure compréhension des mécanismes de durabilité et de soutenabilité. A commencer par des concepts aussi simples en apparence que celui de bilan carbone... En fait, les travaux existaient depuis belle lurette. L'Insee avait participé au fameux Club de Londres. Après que l'idée d'un PIB vert ait à juste titre capoté - car on ne peut mélanger les flux et les stocks que dans les discours pas dans des comptabilités à partie double !! - d'autres indicateurs ont fait florès : le bilan carbone, l'empreinte, l'eau virtuelle et toute la batterie des indicateurs dits de développement durable, notamment ceux déclinés à partir des indicateurs types lancés par l'ONU et que la France avait testés dans les années 2000. ( Le président du réseau France Bleue avait coordonné leur expertise dans le cadre de ses responsabilités Insee.)

Après dix-huit mois de travaux, leurs conclusions sont prêtes. Elles sont rendues officiellement lundi 14 septembre au chef de l'État, ainsi qu'à Christine Lagarde, ministre de l'Économie, et à Jean-Louis Borloo, ministre de l'Écologie. La remise du rapport a été plusieurs fois repoussée. Officiellement parce qu'il n'était pas terminé. En réalité, parce que l'Élysée ne jugeait pas franchement opportun le télescopage de ce débat technique avec celui de la taxe carbone.

En fait, les deux débats ne sont absolument pas indépendants et les discussions sur les qualités statistiques qu'une évaluation mieux orientée doit avoir n'aurait sans doute fait qu'embrouiller les consultations sur la taxe, sur les débats de la commission Rocard et peut-être mis l'accent sur l'inanité des propositions de certains interlocuteurs. Mais, le danger n'est pas écarté sur le chantier Stiglitz car, une fois le rapport remis, tout restera à faire du point de vue des comptes nationaux. Le réseau France Bleue fera à ce moment des propositions bien précises.

Selon le Figaro :



Revenir à des critères simples

Le rapport final de 291 pages, que Le Figaro s'est procuré dans sa version anglaise, préconise de revoir de fond en comble les modes de calcul de la croissance. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une révolution : tous les indicateurs mis en avant par la commission existent déjà, qu'il s'agisse par exemple de la mesure de la santé des individus, de leurs habitudes de consommation, de leurs revenus, de leur patrimoine ou encore de leur consommation de loisirs. Mais, selon la commission, il faut changer de méthode. «Aujourd'hui, lit-on en préambule du rapport, l'accent est mis sur le calcul du PIB, alors que l'analyse du produit national net - qui prend en compte la dépréciation des moyens de production - ou le revenu net des ménages peuvent être plus pertinents  ». Bref, «le PIB n'est pas faux en soi, mais peut être faussement utilisé».

Parmi les nombreuses pistes qu'elle étudie pour mieux décrire la réalité économique, la commission insiste plus particulièrement sur trois sujets. D'abord, remettre les individus au centre de toute analyse. S'il ne connaît pas la situation réelle des ménages (richesse, bien-être…), un dirigeant politique «est comme un pilote sans boussole». Et les mesures qu'il prend peuvent avoir l'effet inverse de celui escompté. À cet égard, la notion de qualité de vie est centrale. «Les embouteillages peuvent accroître le PIB puisqu'ils entraînent une augmentation de la consommation d'essence, mais pas le bien-être», ironise la commission.

Deuxième axe fort : les statistiques doivent mieux valoriser le montant des transferts en nature de l'État vers les ménages. Les dépenses de santé, d'éducation ou de sécurité, par exemple, sont comptabilisées en fonction de leur coût d'entrée, c'est-à-dire le nombre de médecins, de professeurs ou de policiers. Mais le bien-être et le développement qu'elles procurent, générateurs de richesses supplémentaires, sont trop rarement pris en compte. Le faire permettrait de calculer différemment la croissance des pays les uns par rapport aux autres, favorisant ceux où la dépense publique est la plus efficace, donc la plus productive. Enfin, la mission Stiglitz revient longuement sur la question du développement durable. Les économistes se montrent critiques sur la jungle des indicateurs existants dans le monde pour tenter de mesurer l'impact sur l'environnement de la croissance. Et estiment urgent de revenir à des critères simples : le développement durable est celui qui laisse davantage aux générations futures qu'aux générations présentes !

Technique au premier abord, le rapport Stiglitz se révèle, au final, d'une grande modernité : il dépeint un monde où la situation de l'individu prône sur celle de la nation…

http://www.lefigaro.fr/economie/2009/09/11/04001-20090911ARTFIG00304-stiglitz-met-l-individu-au-centre-de-l-economie-.php

(Les passages en italiques qui suivent sont empruntés à Jean Gadrey et de Dominique Méda d'Alternatives Economiques - Commission Stiglitz : un diagnostic juste, des propositions (encore) timides -

http://www.alternatives-economiques.fr/commission-stiglitz---un-diagnostic-juste--des-propositions--encore--timides_fr_art_633_43418.html  

Les pages consacrées au PIB (lorsqu'on l'assimile à un indicateur de progrès) doivent être saluées, même si la critique qu'ils en livrent n'est pas nouvelle : lorsqu'un aréopage d'économistes de haut vol l'affirme, c'est pour nous une reconnaissance, voire un tournant historique. De façon générale, le chapitre 1 du rapport contient des avancées appréciables pour la reconnaissance de thèses que nous défendons depuis longtemps sur les insuffisances du PIB comme repère de progrès et sur certaines réformes possibles des comptes nationaux.

Evidemment, le problème est que le PIB n'a pas à être assimilé à un indicateur de progrès. Il ne peut en constituer qu'un élément puisqu'une action réparatrice ou destructive d'un capital utile aux générations futures l'alimentent. Mais soustraire ces éléments de la somme des flux économiques qui alimentent l'activité n'a pas de sens sauf à vouloir casser le thermomètre sous le prétexte de lui faire mesurer autre chose que ce à quoi il est destiné. Le PIB ne peut que mesurer le total de la dépense équivalent de la production finale. Le caractère durable, direct ou indirect, de cette dépense relève clairement d'une autre approche. "Tout le problème est là et sans analyse des facteurs critiques constitutifs de la soutenabilité, aucun progrès des comptes nationaux ne pourra être objectivé" (Patrice Hernu). Ces questions ne sont malheureusement qu'accessoirement abordées par le rapport.

Parmi les autres points très positifs, signalons : une assez forte présence de la question des inégalités et de l'insécurité économique et sociale (y compris pour mieux cerner des effets cumulatifs sur certaines personnes ou certains groupes sociaux), aussi bien dans le chapitre 1 que dans le 2, mais pas dans le 3 ; l'insistance à diverses reprises sur des enquêtes de budget temps plus systématiques et plus fréquentes dans tous les pays ; le souci de mieux valoriser (monétairement ou non) le non-marchand et le non-monétaire, les services publics et leurs contributions. La notion de « dépenses défensives » fait l'objet d'appréciations positives (il s'agit de situations où des activités qui augmentent le PIB correspondent à de pures réparations de dégâts occasionnés par d'autres activités qui augmentent le PIB...).

Au total, il y a vraiment du grain à moudre et des avancées dans ce rapport. Mais il y a aussi des limites.

Partons de cet excellent constat de Joseph Stigliz : nos instruments de mesure actuels, notamment le PIB et sa croissance, nous ont rendus presque aveugles. Ils nous ont fait croire que la vive croissance américaine des dix dernières années devait être copiée partout, alors que c'était un mirage et qu'elle n'était pas soutenable. Ni sur le plan financier et économique, on l'a vu, ni sur le plan social (la majorité des Américains a en réalité connu une décennie de stagnation ou de déclin), ni sur le plan environnemental (tous les indicateurs physiques montrent un dépassement des seuils d'alerte). Les indicateurs économiques dominants nous trompent en ne nous envoyant pas les signaux permettant d'agir et de prévenir à temps les crises majeures, ils ne nous disent rien du bien-être durable, des inégalités, de la pression environnementales, etc. Il en faut d'autres pour cela.

Avec un tel constat, qui rejoint les nôtres (ceux d'Alternatives Economiques - ndla), nous espérions des conclusions fortes en faveur d'indicateurs d'alerte permettant par ailleurs de fonder et de suivre les réorientations urgentes des politiques nationales et internationales. Nous n'y sommes pas encore. Commençons par les deux domaines qui occupent le plus de place dans le rapport. D'abord, les extensions et révisions du PIB pour mieux mesurer un revenu disponible net, voire un revenu global (« full income ») intégrant le travail domestique et les loisirs. Puis la proposition d'un indicateur phare de « développement durable national » inspiré de celui de la Banque mondiale : l'épargne nette ajustée (ENA).



Extension du domaine de la monétarisation

Qui peut penser qu'en remplaçant le PIB par un indicateur (certes meilleur, donc recommandable) de revenu net, on sera moins aveugle en cas de risques de crises graves ? En quoi son utilisation en 2007 et 2008 aurait-elle permis d'y voir plus clair sur les dangers ? En rien. Il faudrait donc concevoir et mettre en avant des indicateurs de risques économiques et financiers majeurs.

Posons-nous les mêmes questions pour l'indicateur, lui aussi monétaire, de « revenu global ». Les réponses sont identiques. Et pour les indicateurs suggérés de richesses patrimoniales diverses ? Mêmes réponses. Pourquoi cette impuissance, que l'on retrouvera avec l'ENA ? La raison en réside, nous semble-t-il, dans l'insistance des auteurs sur la monétarisation comme seule méthode vraiment satisfaisante. La très juste critique du PIB n'est pas allée jusqu'à une critique des limites de la comptabilité nationale monétaire, impuissante à intégrer des problèmes pour lesquels elle n'a pas été créée.

L'ENA, ou l'Estimation Non Adaptée

De la même façon, qui peut penser qu'avec l'indicateur monétaire d'épargne nette ajustée, inventé par la Banque mondiale et mis en avant par la commission comme hypothèse à creuser, on obtient un repère qui soit 1) compréhensible par d'autres citoyens que des économistes appuyés sur leurs modèles ; 2) une réponse (ce que prétend le rapport) aux grands enjeux du développement durable, alors qu'il ne prend en compte ni les seuils écologiques critiques ni les questions d'inégalité et de pauvreté ; 3) capable d'influer sur les pratiques d'acteurs qui voudraient comprendre les enjeux ?

On nous explique qu'avec des méthodes encore plus sophistiquées, mais pour l'instant au stade de la recherche, les faiblesses actuelles de l'ENA pourront être surmontées. Ces faiblesses sont effectivement de taille ; elles aboutissent à ce que les Etats-Unis et la Chine affichent d'excellentes performances en matière de développement durable ! Mais cette proposition d'amélioration radicale nous semble non seulement illusoire mais aussi dangereuse, puisqu'elle nous éloigne des indicateurs d'alerte vraiment utiles pour d'autres politiques de durabilité.

Nous ne sommes pas hostiles, pour des politiques bien spécifiques (par exemple, pour fixer des coûts de réparation ou des taxes), à certaines évaluations monétaires conventionnelles de dommages environnementaux actuels ou prévisibles, bien que ce soit d'une grande fragilité, comme le montrent les débats scientifiques en cours sur une probable et forte sous-évaluation, dans le « rapport Stern », des dépenses nécessaires pour éviter une catastrophe climatique.

Mais de quoi les citoyens et les décideurs, de préférence associés, ont-ils d'abord besoin pour prendre des mesures individuelles et collectives sur ces questions proprement vitales ? Ils ont besoin de savoir avant tout si leur production, leur consommation, leurs rejets et leur mode de vie utilisent des ressources naturelles (y compris le climat) dans des limites compatibles avec les capacités de la nature à fournir ces ressources et absorber leurs pollutions et rejets. Or, de tels indicateurs ne sont pas du ressort des économistes mais de disciplines multiples mises en mouvement en relation avec les organisations de la société civile et les élus. Ce sont des indicateurs physiques d'usage des ressources, de seuils de soutenabilité, d'émissions, etc.

Comme il en existe beaucoup (pour le climat, l'eau, les terres cultivables, les forêts, les pollutions de l'air et des sols, la biodiversité animale et végétale, les ressources fossiles, etc.), on peut et on doit, selon nous, utiliser en complément un ou deux indicateurs « résumés » ou synthétiques pour attirer l'attention sur la tendance globale avant de la décomposer en tendances par domaines. C'est entre autres le mérite de l'empreinte écologique, de l'empreinte eau, du living planet index (pour la biodiversité). Aucun n'est parfait, il faut donc encourager leur amélioration et des innovations, mais tous sont déjà bien supérieurs à cette construction d'économistes qu'est l'épargne nette ajustée. Or, la commission dévalorise les premiers et consacre des pages entières au dernier.

S'agissant enfin des indicateurs de « qualité de vie » (chapitre 2 du rapport), il est permis de se poser des questions sur l'accent mis sur les indicateurs subjectifs de satisfaction, d'affects ou de « bonheur ». Qu'ils fassent partie du paysage et puissent conduire à se poser des questions intéressantes est évident. Mais ils sont d'un intérêt négligeable pour la conduite de l'action publique, ils ne disent rien ou presque des conditions de vie, de santé, de travail, des « capabilités » (liberté de choix de vie souhaitée sur la base de conditions objectives favorables). Ils ne peuvent pas servir à définir des critères de convergence entre pays ou des objectifs mondiaux « du millénaire ». Le rejet des indicateurs composites est lui aussi un problème sur le plan de la sensibilisation et de la médiatisation.

Nous partageons une bonne partie de l'analyse de Jean Gadrey. Il faut toutefois se garder de mélanger les approches en terme de satisfaction des ménages ou de progrès humain, approches forcément relativistes, et les agrégats économiques qui permettent de fonder un recensement utile à une approche des flux, stocks et capital de biens "critiques en termes de durabilité".

Il faudra également tenir compte de l'interopérabilité des concepts et d'harmoniser notre approche avec celle de l'Europe et celle correspondant aux préconisations du PNUD. C'est malgré tout un grand progrès dans le sens où :
- d'une part, ce débat et les progrès des comptes nationaux deviennent une priorité politique ;
- d'autre part, les concepts très novateurs comme l'empreinte ou le bilan carbone vont quitter les sphères d'une instrumentalisation artisanale pour devenir un enjeu de dialogue entre acteurs devant donc de ce fait répondre aux critères de transparence, lisibilité, transversalité et cohérence propres aux outils du débat public.

(Note rapide d'information établie par P.H.)
Les documents de la commission sont accesibles à l'adresse : http://www.stiglitz-sen-fi

Septembre 2009


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