Umberto Eco : La Dernière interview
« Les médias participent à la falsification permanente de l’information »

Par PIERRE DE GASQUET / GRAND REPORTER LES ECHOS WEEK-END

Il y a deux mois, Umberto Eco, décédé ce vendredi soir à 21h30, recevait "Les Echos". Son entretien. 

L’auteur du «Nom de la Rose» n’est plus. Le 21 décembre dernier, Umberto Eco, 84 ans, recevait «Les Echos», chez lui à Milan, dans le cadre d’un entretien sur sa maison d’édition «La Nave di Teseo» (le navire de Thésée) créée à la suite du rachat de RCS Libri par Mondadori (groupe Berlusconi). Jusqu’au bout, le grand sémiologue et philosophe italien aura lutté pour l’indépendance et la liberté de penser. Le cigare au coin des lèvres, il ponctuait encore ses propos par ses éclats de rire. Ironie de l’histoire : le jour même de son décès : l’autorité de la Concurrence italienne (Antitrust) a décidé d’obliger Mondadori à céder les maisons d’édition Bompiani (éditeur historique d’Umberto Eco) et Marsilio pour éviter un abus de position dominante. Interview en grande partie inédite.

Dans votre roman «Numero Zero» sur le journalisme, vous faites dire à un personnage que «les journaux ne sont pas faits pour divulguer les informations mais pour les couvrir». Pourquoi tant de sévérité ?

J’écris sur les journaux : je crois que les médias ont le droit de critiquer les médias. Toutes mes critiques au journalisme sont faites de l’intérieur. Cela fait 30 ans que je fais des essais sur les limites du journalisme. Je suis assez féroce vis-à-vis des médias. Force est de reconnaître qu’il y a une falsification permanente de l’information, même quand on a les meilleures intentions. Quelqu’un a dit que ce livre devrait être adopté dans les écoles de journalisme pour signaler tout ce qu’il ne faut pas faire. Cela dit, la phrase que vous citez est dite par un journaliste ‘’vendu’’ assez misérable. Il ne faut pas généraliser. Mon roman se termine par un bel exemple de journalisme honnête de la BBC. Il ne faut jamais prendre les affirmations des personnages comme celles de l’auteur. Si j’écris «Crimes et Châtiments», cela ne veut pas dire que je pense qu’il faut assassiner les petites vieilles, c’est Raskolnikov qui le dit. Il ne faut jamais oublier que 60% des lecteurs lisent vos livres de manière délirante. Il n’y a rien à faire. J’ai écrit « Le Pendule de Foucault » pour donner une représentation grotesque des groupes occultistes. Et je continue à recevoir des lettres de groupes occultistes qui me remercient. Sinon il n’y aurait jamais un tel soutien pour Silvio Berlusconi ou Le Pen dan l’opinion.

Pensez-vous que le thème du complot soit particulièrement italien?

Je me suis occupé de ce thème dans le «pendule de Foucault» et « le cimetière de Prague». Le thème de la théorie du complot est universel. C’est une maladie sociale qu’il est dur de combattre. Les gens ont toujours besoin de croire à des explications exceptionnelles. Si vous prenez votre voiture le week-end et que vous êtes pris dans un énorme embouteillage, si quelqu’un vous dit que c’est la faute du directeur de l’autoroute, vous voulez y croire pour éviter de reconnaître que c’est votre propre faute : il fallait éviter de sortir le samedi.

Peut-on dire que la présence du Vatican a renforcé cette maladie du complot en Italie ?

L’Italie est une République à souveraineté réduite car il y a en son sein un Etat petit mais important. Cela caractérise l’Italie. Il est inutile que la France continue à se définir comme « la fille aînée de l’Eglise », car la fille aînée c’est nous. Par exemple, le pape actuel que j’admire beaucoup a décidé de faire de cette année un Jubilée : cela obligera l’Etat italien à faire des dépenses énormes exceptionnelles pendant un an, sans qu’il ait en rien participé à la décision. La présence du Vatican a marqué toute l’histoire de l’Italie. La mort de Licio Gelli (NDLR : le grand maître de la loge maçonnique P2), le 15 décembre 2015, n’a pas été assez commentée en Italie. Il a été condamné pour un fait mineur, pour la faillite du Banco Ambrosiano. Il est arrivé à vivre jusqu’à l’âge de 96 ans à vivre de manière sereine chez lui. De toute évidence, Licio Gelli n’a pas payé pour tout ce qu’il a fait. Dans une interview faite il y a cinq ans, il a admis qu’il avait participé à beaucoup de turpitudes. Il a même dit que l’idée d’un compromis historique, — c’est-à-dire l’alliance entre la démocratie chrétienne et le parti communiste —, ne plaisait pas à la majorité italienne. On lui a demandé : mais quelle majorité ? Il a dit: les fascistes. Il était encore intimement fasciste et pensait représenter une majorité silencieuse en Italie. Sans aucune pudeur, il a voulu être enterré avec les insignes fascistes.

Peut-on en déduire que l’information n’a pas toujours l’impact recherché ?

Si on retrouve un enfant syrien mort sur une plage, tout le monde pleure. Si des centaines d’enfants se noient ensuite, plus personne n’en parle. Car il n’y a plus la photo et surtout un excès d’informations rend insensible à l’information. Cela entre par l’oreille gauche et cela sort par l’oreille droite.

Comment interprétez-vous la chute de Silvio Berlusconi en novembre 2011? L’électorat italien s’en était lassé ?

Je ne pense pas que l’on puisse dire que c’est le peuple italien qui l’ait remercié. Il y avait de fortes pressions exercées de l’étranger. N’oubliez-pas le sourire de Nicolas Sarkozy et d’Angela Merkel. C’est une manœuvre politique parlementaire qui l’a touché à un moment de sa plus grande faiblesse internationale. Donc l’Europe sert à quelque chose.

Comment voyez-vous l’impact de Matteo Renzi sur la politique italienne ?

Il n’y a pas d’autre alternative à Matteo Renzi aujourd’hui. Avec tous ses défauts, il a réussi à imposer une vraie accélération à la vie politique italienne. En soi, c’est déjà un fait positif. Silvio Berlusconi et la Ligue du Nord ne représentent pas de vraies alternatives. La droite italienne est fragmentée. C’est une différence avec la France où la droite est plutôt forte et c’est plutôt la gauche qui s’est fragmentée. Le risque est que naisse une nouvelle droite pire que celle de Silvio Berlusconi. Après tout, hormis le problème du conflit d’intérêts propre à son fondateur, le centre-droit berlusconien représentait une droite plutôt tranquille. Désormais, on assiste à la naissance d’une droite extrémiste.

Pourquoi avez-vous décidé de lancer votre propre maison d’édition, à 84 ans, avec Elisabetta Sgarbi ?

C’est lié au refus de finir dans le ventre de la baleine comme Pinocchio. Avec une centaine d’auteurs (Tahar Ben Jelloun, Thomas Piketty, Sandro Veronesi…), nous avons contesté cette opération de fusion Mondadori-RCS Libri depuis le début. Nous avons trouvé l’opération dommageable pour la vie des auteurs et des librairies. Même si cette opération avait été faite par Matteo Renzi ou Nicky Vendola, nous l’aurions combattue de la même manière. Mais on ne peut pas nier que dans ce cas, l’acquisition est faite par une famille (NDLR : Berlusconi) qui contrôle déjà trois chaînes de télévision. Cela devient dangereux pour la santé culturelle d’un pays. Jean-Claude Fasquelle, l’ex-patron de Grasset, qui est devenu mon éditeur avec «Le Nom de la Rose» et que je connais depuis 1959, nous a rejoints par amitié et solidarité.

Que pensez-vous de Michel Houellebecq qui était publié chez Bompiani ?

Dans tous les cas, Michel Houellebecq est un cas. Comme éditeur, je le publierais même quand il fait des choses un peu exagérées. J’ai apprécié «Soumission », spécialement parce qu’il parle tant de Huysmans. C’est en tout cas un livre intéressant: il n’est pas islamophobe mais francophobe. Mieux vaut Houellebecq à Modiano qui a toujours écrit le même livre. Mais il est vrai que c’est notre sort à tous. Même Dieu, après la Bible, il n’a plus rien fait d’intéressant.

Quels sont, à vos yeux, les grands intellectuels français vivants aujourd’hui ?

Les grands intellectuels se découvrent seulement cinquante ans après. C’est à distance que l’on découvre les vraies valeurs dominantes. Quand Roland Barthes était vivant, toute la Sorbonne était contre lui. Aujourd’hui, il est devenu un mythe. Il est évident qu’en France, nous ne sommes pas dans une période particulièrement féconde comme celle où Camus et Sartre dominaient la culture française. Il est encore difficile de repérer les Barthes ou Sartre de demain.

Œuvres traduites en français

Romans

Tous les romans sont traduits en français par Jean-Noël Schifano

1980 : Le Nom de la rose (Il nome della rosa), Paris, Grasset, 1982. Le roman a été augmenté d'une Apostille traduite par M. Bouzaher.
Prix Strega 1981 - Prix Médicis étranger 1982. Adapté au cinéma en 1986 sous le même titre par Jean-Jacques Annaud, avec Sean Connery et Christian Slater.

1988 : Le Pendule de Foucault (Il pendolo di Foucault), Paris, Grasset, 1990.

1994 : L'Île du jour d'avant (L'isola del giorno prima), Paris, Grasset, 1996.

2000 : Baudolino (Baudolino), Paris, Grasset, 2002. Prix Méditerranée étranger 2002

2004 : La Mystérieuse Flamme de la reine Loana (La misteriosa fiamma della regina Loana), Paris, Grasset, 2005.

2010 : Le Cimetière de Prague (Il cimitero di Praga), Paris, Grasset, 2011, 560 pages.

2015 : Numéro zéro (Numero zero), Paris, Grasset, 2015, 224 pages, (ISBN 978-2246857709).

Essais

Le Problème esthétique chez Thomas d'Aquin (essai philosophique de 1993) (traduction de Il problema estetico in Tommaso d'Aquino, 1970, édition revue et développée de Il problema estetico in San Tommaso, 1956, sa thèse de doctorat)(ISBN 978-2246342618)

Art et beauté dans l'esthétique médiévale (1997) (traduction de Arte e bellezza nell'estetica medievale, 1987, seconde édition de « Sviluppo dell'estetica medievale » in Momenti e problemi di storia dell'estetica, 1959)

L'Œuvre ouverte (1965, seconde révision 1971) (version originale révisée de Opera aperta, 1962 et incluant Le poetiche di Joyce, 1965) (extrait)

Il Nuovo Medioevo (1972) avec Francesco Alberoni, Furio Colombo et Giuseppe Sacco (en espagnol : La Nueva Edad Media)

Pastiches et postiches (1996) (version augmentée de Diario minimo, 1963)=

La Structure absente, introduction à la recherche sémiotique (1972) (édition révisée de La Struttura assente, 1968)

Le Signe, histoire et analyse d'un concept, adapté de l'italien par Jean-Marie Klinkenberg (1988) (Segno, 1971). A semiotic Landscape. Panorama sémiotique. Proceedings of the Ist Congress of the International Association for Semiotic Studies, La Haye, Paris, New York, Mouton) 1979 (avec Seymour Chatman et Jean-Marie Klinkenberg).

La Guerre du faux (1985; 2008 pour la nouvelle édition chez Grasset) (tiré de Il costume di casa, 1973; Dalla periferia dell'impero, 1977 ; Sette anni di desiderio, 1983)

Beatus de Liébana (1982) (Beato di Liébana, 1973)

La Production des signes (1992) (version partielle de A Theory of Semiotics, version anglaise de Trattato di semiotica generale, 1975)
De Superman au Surhomme (1993) (Il superuomo di massa, 1976)

Lector in fabula ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs (1985) (Lector in fabula, 1979)

Apostille au Nom de la Rose (Postille al nome della rosa, 1983)

Sémiotique et philosophie du langage, Paris, PUF, 1988 (Semiotica e filosofia del linguaggio, Milan, Einaudi, 1984).

De bibliotheca (1986) (conférence du 10 mars 1981, Milan)

Notes sur la sémiotique de la réception (1987) (Actes Sémiotiques IX, 81. Documents de recherche. Centre national de la recherche scientifique - groupe de Recherches sémio-linguistiques (URL7 de l'Institut national de la langue française) École des hautes études en sciences sociales)

L'Énigme de la Hanau 1609 (1990) (Lo strano caso della Hanau 1609, 1989) (« Enquête bio-bibliographique sur l'Amphithéâtre de l'Éternel Sapience... de heinrich Khunrath. »)

Les Limites de l'interprétation (1992) (I limiti dell'interpretazione, 1990)

Comment voyager avec un saumon, nouveaux pastiches et postiches (1998) (traduction partielle de Il secondo diario minimo, 1992)
Interprétation et surinterprétation (1995) (Interpretation and overinterpretation, 1992)

La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne (1993) (La ricerca della lingua perfetta nella cultura europea, 1993) [détail des éditions]

Six promenades dans les bois du roman et d'ailleurs (1996) (Six Walks in the Fictional Woods, 1994)

Incontro - Encounter - Rencontre (1996) (en italien, anglais et français)

Croire en quoi ? (1998) (In cosa crede chi non crede ?, 1996)

Cinq questions de morale (2000) (Cinque scritti morali, 1997)

Kant et l'ornithorynque (1999) (Kant e l'ornitorinco, 1997) (en) Serendipities: Language and Lunacy, Mariner Books, 1999

De la littérature (2003) (Sulla letteratura, 2002)

La Licorne et le Dragon, les malentendus dans la recherche de l'universel (collectif, 2003), sous la direction de Yue Daiyun et Alain Le Pichon, avec les contributions d'Umberto Eco, Tang Yijie, Alain Rey. Éditions Charles Léopold Mayer.

Histoire de la beauté (2004) (Storia della bellezza, 2004)

À reculons, comme une écrevisse (A passo di gambero, 2006)

Dire presque la même chose, expériences de traduction (2007) (Dire quasi la stessa cosa, esperienze di traduzione, 2003)

Histoire de la laideur (2007) (Storia della bruttezza)

Histoire de la beauté (2008) (Storia della bellezza)

La quête d'une langue parfaite dans l'histoire de la culture européenne Leçon inaugurale au Collège de France (1992), CD audio, Ed. Le Livre qui parle, 2008.

Vertige de la liste (Vertigine della lista), Paris, Flammarion, 2009. Cet essai est le pendant d'une exposition et d'une séries de conférences orchestrés par U. Eco, invité du musée du Louvre en novembre 2009.

De l'arbre au labyrinthe (2011) (Dall'albero al labirinto)

Confessions d'un jeune romancier (2013)

Histoire des lieux de légende (2013)

Construire l’ennemi (2014)

Écrits sur la pensée au Moyen Âge (2015)

En collaboration

De consolatione picturae, entretien avec Gianfranco Baruchello, Milan, Galleria Schwarz, 1970

Jean-Claude Carrière et Umberto Eco, N’espérez pas vous débarrasser des livres, Grasset,‎ 2009

4 Mars 2016

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