"L'écrivain reste indispensable pour rendre compte de la réalité, même à l'heure de l'information rapide"
Par Mathilde Gérard



L'écrivain albanais Fatos Kongoli revient, dans un "chat" au Monde.fr, sur les liens entre fiction et histoire, à l'occasion des Assises internationales du roman, qui se tiennent, du 26 mai au 1er juin, à Lyon.

Christine : Comment êtes-vous passé du statut d'observateur et de journaliste que vous étiez, à celui de romancier ? Entre le fait réel et le rêve, qu'est-ce qui vous inspire le plus ?

Fatos Kongoli : C'est une très belle question. Comme vous l'avez dit, j'ai commencé comme journaliste littéraire au début des années 1970. Mon premier métier était professeur de mathématiques, mais la littérature a toujours été pour moi un hobby. A un moment donné, il a fallu prendre une décision, alors j'ai trahi les mathématiques pour me consacrer à la littérature, et j'ai travaillé dans un hebdomadaire littéraire dans ce but, pour vivre plus intensivement avec la littérature.

 
Portrait non daté de l'auteur albanais Fatos Kongoli.

J'ai toujours exercé en parallèle le journalisme et l'écriture. Tout en étant journaliste, je faisais des efforts pour créer des petits récits.

Xixa : L'attirance exercée par l'histoire sur les écrivains a toujours existé. Doit-on l'interpréter comme un moyen d'échapper au présent ?

Fatos Kongoli : Cela dépend du milieu où vit et crée l'écrivain. Par exemple, j'ai passé la plus grande partie de ma vie sous un régime totalitaire : quarante-cinq ans où régnait la censure vis-à-vis de la littérature. Pour échapper un peu, d'une manière ou d'une autre, à cette censure (je parle des écrivains de mon pays et de cette époque-là), écrire des romans historiques, c'était vraiment une évasion. Parce qu'il était très difficile de traiter de la réalité, parce que la censure ne le permettait pas, vous risquiez votre vie ! Mais c'est un cas très spécifique, dirais-je. A mon avis, traiter un thème historique, ce n'est pas toujours une sorte d'évasion de la réalité.

Rob : Est-ce qu'il existe vraiment "une" réalité historique ? Est-ce que l'on peut parler autrement que subjectivement d'évènements historiques ?

Fatos Kongoli : C'est une question compliquée et il y a plusieurs façons de voir le problème. Il y a un écrivain français (était-ce Alexandre Dumas ?) qui disait à ses lecteurs de ne surtout pas apprendre l'histoire à travers ses romans. Mais je crois que bien sûr, il existe une vérité historique objective.
Il faut distinguer d'une part l'histoire, de l'autre la littérature. Je préfère dire par exemple qu'on ne peut pas écrire un roman sans avoir une histoire, mais si vous avez une histoire à raconter, ça ne veut pas dire que vous pouvez créer de la littérature, parce que l'histoire se raconte, la littérature se crée. De ce point de vue, l'histoire existe objectivement, indépendamment de la nature de l'histoire. La littérature est métaphysique, comme toute chose qui se crée. Voilà où je vois la différence : entre une chose qui est objective et une autre qui est métaphysique-subjective.

John : Pensez-vous qu'un écrivain comme Soljenitsyne a su rendre compte de la réalité des camps en URSS ? Y a-t-il encore des réalités aussi fortes de nos jours qui nécessitent que les écrivains prennent la plume ?

Fatos Kongoli : Je pense que Soljenitsyne rendait très bien compte de la situation de son pays, et en particulier des camps de concentration qu'il a décrits à merveille. Mais malheureusement, actuellement, dans tous les continents, partout dans le monde, il continue à exister des régimes féroces, dictatoriaux. Inutile de donner des exemples, ils sont bien connus. Donc le rôle de l'écrivain est indispensible, bien que nous soyons entrés dans une autre époque, celle de l'information rapide ; mais l'information ne peut pas restituer le mot de l'écrivain. Dans le contexte de cette question, ma réponse aurait été "oui".

Bbb : Romancer l'histoire revient à la simplifier. Y a-t-il un danger?

Fatos Kongoli : Bien sûr, il existe toujours un danger, vous avez raison ! Parce que l'histoire en elle-même ne se soucie pas de l'être humain, absolument pas. Ce n'est pas son objet. Alors qu'au contraire, l'objet de la littérature est l'être humain et l'esprit humain. Là-dessus, il y a toujours un fossé à combler. D'où le danger dont vous parlez.



Rob : On a l'impression qu'avec la fin de la censure, c'est toute la littérature "engagée" qui a disparu. Le risque pris par l'écrivain a aujourd'hui disparu en Occident et à la littérature "engagée" s'est substituée une littérature plus opportuniste où l'engagement n'est souvent qu'une (im)posture intellectuelle. Est-ce que l'on peut encore faire de la littérature engagée dans un monde (en apparence) libre ?

Fatos Kongoli : C'est une très très belle question. Franchement, je me le demande moi-même très souvent. Mais, partout dans le monde, il y a des écrivains engagés, qui créent une littérature engagée.

On peut poser une question un peu excessive, peut-être : jusqu'où peut-on considérer la littérature engagée comme une littérature au sens propre du mot, comme une vraie littérature ? Le fait est que les dissidents d'hier se sont retrouvés en difficulté de création, après la chute du Mur de Berlin, la chute des régimes totalitaires de l'Est. Une grande partie de ces écrivains qui, jusqu'hier, étaient intéressants pour l'Occident par leur dissidence, actuellement ne le sont plus. Donc tout est relatif. Mais la littérature engagée continue à exister, pour la simple raison que la dissidence ne veut pas dire automatiquement "valeur artistique". C'est un problème très compliqué et très intéressant ; on pourrait discuter longuement là-dessus.

Rob : Et que pensez-vous du "storytelling", qui consiste à appliquer des techniques narratives à la communication des entreprises et des politiques ? Est-ce que la littérature, après s'être engagée en faveur de la liberté, ne risque pas, aux mains des puissants, d'aliéner les peuples ?

Fatos Kongoli : Bien sûr, c'est un danger ! Parce que c'est une tentative pour soumettre la littérature aux exigences de la politique. Parce que si ça prend de l'envergure, chose que je ne crois pas, ça va éloigner complètement les lecteurs de la littérature, car cela la dénature. Mais heureusement, je pense que c'est peu probable. Ce sont des phénomènes du quotidien qui n'ont rien à voir avec l'essence de la création littéraire, mais ils existeront toujours.

Copaindumatin : Pensez-vous que dans des pays où l'histoire a été très violente (comme, par exemple, dans les Balkans), le romancier ne peut rendre compte correctement de la réalité historique que s'il l'a vécue ?

Fatos Kongoli : C'est plutôt un problème moral que littéraire. Je ne peux pas ajouter autre chose.

Roro : Et de même, pensez-vous qu'un écrivain étranger puisse décrire la réalité historique d'un pays qui n'est pas le sien ? Je pense notamment à Malraux avec la Chine ou à d'autres écrivains occidentaux qui se sont fait manipuler par des régimes dont ils soutenaient les idées.

Fatos Kongoli : J'ai écrit un roman sur mes années de jeunesse en Chine, où j'ai commencé mes études de mathématiques et où j'ai vécu trois ans. Si j'ai pu écrire ce roman, c'est parce que j'ai vécu en Chine ; autrement, je n'aurais pas osé. C'est mon expérience, mais je ne peux pas juger celle des autres. Moi, je n'oserais pas écrire un roman qui se passe en Inde, parce que je n'y suis jamais allé. Mais c'est aussi un sujet ouvert au débat, étant donné toujours que la littérature, c'est un processus métaphysique.

Chat modéré par Mathilde Gérard

Juin 2008

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