Tribune: ce qui serait arrivé si la France n'était pas intervenue au Mali
Par Manthia Diawara



Pour l'écrivain malien Manthia Diawara, la France n'a pas seulement aidé un pays en péril: elle a redonné espoir à toute l'Afrique.

J’ai ressenti l’intervention française au Mali comme une dose de réalisme qu’il fallait prendre avec beaucoup d’humiliation voire de la honte, parce que je croyais que mon pays était différent de ceux que je considérais comme des Républiques bannières, où l’Occident doit toujours venir en aide; des pays qui ont échoué, où le peuple, en voyant les soldats blancs arriver, jubilent comme des enfants à la vue du Père Noël.
Voir les Maliens danser dans les rues, pour souhaiter la bienvenue à l’armée française, comme on l’avait fait lors de l’indépendance, était pour moi un arrêt sur l’image, qui me renvoyait à la fois à l’échec de notre indépendance, et prétendue souveraineté nationale, et au retour intégral sous l’hégémonie française, comme celle d’un père qui ne veut pas voir son fils grandir. Bien entendu, il est plus facile pour le fils d’accepter l’aide escomptée du père, plutôt que de se mettre en question, lui-même. Ainsi que le disait Sembene Ousmane, il est plus aisé pour nous, Maliens et autres Africains, de continuer à tendre la main vers l’Occident, pour dire «merci, merci» que de se demander comment on en est arrivé là, et de blâmer les autres pour nos problèmes que de nous regarder en face. Ces images de la France sauveuse de l’intégrité territoriale du Mali sont, ainsi, l’illustration parfaite de l’insouciance et de l’irresponsabilité des Maliens au nord et du sud. Faut-il croire que les actions politiques des rebelles du MNLA et djihadistes d’Ansar Dine du nord ont été teintées de mauvaise foi et d’opportunisme cynique, en s’associant à des terroristes d’AQMI, aux preneurs d’otages et aux trafiquants de drogues. Ainsi, ils ont invité les Occidentaux dans un débat, rapidement devenu plus grand que le Mali.

Quant aux putschistes du sud, issus d’une armée, déjà affaiblie et rancunière contre les forces démocratiques qui l’avaient déçue du pouvoir depuis 1992, et humiliée par sa défaite cinglante contre les rebelles venus de la Libye, ils ont commis des fautes graves en voulant se présenter comme porte-drapeau des voix contradictoires, sinon, irréconciliables au Mali. Il faut compter d’abord avec la gauche radicale, du parti SADI d’Oumar Mariko, qui lutte contre la corruption des institutions nationales et qui veut maintenir les militaires au pouvoir pour se débarrasser de tous les «politiciens corrompus», puis avec les leaders religieux, prêts à prostituer leur foi pour revendiquer plus de pouvoir dans un Etat qu’ils considèrent «comme musulman à 95%»; jusqu’aux politiciens aigris, qui partageraient le lit avec n’importe quel diable, plutôt que celui de la démocratie, pour arriver au pouvoir. Ce retour de la France sauveuse du Mali indique finalement que nous continuons délibérément à fermer nos yeux et nos oreilles face à l’impunité, la corruption, et aux crimes abominables contre les plus faibles de nos sociétés: les femmes, les homosexuels, les minorités et les enfants. Que celle ou celui qui n’a jamais péché dans le Mali que je viens de décrire, lève la main.

La France a eu raison de venir au secours du Mali, surtout pour sauvegarder ses intérêts dans la région stratégique du Sahel, et pour dire à qui veut l’entendre qu’il faut toujours compter avec elle, comme une des plus grandes puissances mondiales, sinon sur le plan économique, en tout cas sur le plan militaire et politique. Ce message est clair pour tout le monde aujourd’hui, mais surtout pour les Allemands et les Américains qui commençaient à croire qu’ils pouvaient se passer de la France. François Hollande vient de démontrer aux Américains qu’il connaît l’Afrique et les Africains, mieux qu’eux; et d’infliger une leçon de poker à Barack Obama, dont la politique antiterroriste dans le Sahel est qualifiée de désastreuse. Pendant les débats présidentiels aux Etats Unis, Mitt Romney avait mentionné trois fois le Mali, sans avoir une seule réaction de la part d’Obama. Calcul rhétorique du débat de la part du président sortant? Pourtant l’Amérique avait déjà jeté plus de 500 millions de dollars dans la région, pour la lutte contre le terrorisme (Africom, forces armées américaines en Afrique).

«Négocier quoi? Ta main gauche ou droite? Ta femme ou ta fille?»

Parmi les humanistes, les pacifistes, et les fervents défenseurs de la souveraineté nationale, qui pouvait blâmer la France d’intervenir au Mali? Les djihadistes coupaient les mains des personnes accusées de vol, égorgeaient leurs ennemis, détruisaient les mausolées et les bibliothèques, et violaient les femmes.

Qu’allait-il se passer, sans l’intervention de la France? La Cédéao passait tout son temps à parler, à dire une chose et son contraire, mais toujours sans agir. Elle aussi comptait, naturellement, sur les Européens et les Américains pour venir au secours du Mali. D’ailleurs les Maliens ne voulaient pas de soldats noirs de la Cédéao dans leur pays. Ils préféraient des soldats français, parce que eux, au moins, n’étaient pas des voleurs et des violeurs comme on a pu le voir en Sierra Leone et au Congo.

Quant à l’ONU, elle prônait le dialogue, et idem pour l’Algérie. L’infatigable médiateur, Blaise Compaoré, se mit alors au travail, nuit et jour, pour trouver une solution pacifique à la crise malienne. Mais, pendant ce temps, les djihadistes avançaient jusqu’aux portes de Mopti, sans se priver des exactions barbares de la charia. Il faut tenir compte, aussi, et c’est là où réside l’ironie de notre condition africaine, du fait que beaucoup de nations africaines se réjouissent du malheur de leurs voisins, comme étant le signe de leur exceptionnalisme, leur supériorité propre. C’est comme s’ils se disaient: «Nous sommes à l’abri de toute critique, tant que les malheurs des autres, nos voisins, sont étalés en public.» Ou, comme disent les Bambaras (une ethnie au Mali), c’est du Niangon tiya, c’est-à-dire, ce qui est le propre de ceux qui tirent du plaisir dans le malheur d’autrui. C’est ce qu’on appelle le Schadenfreude en allemand.

Heureusement que la France est intervenue pour sauver Tombouctou et ses manuscrits et monuments historiques, des mains des barbares.

Le manifeste de François Hollande à Bamako

Mais, n’oublions pas que nous sommes, ici aussi, devant un récit bien construit, dont la logique nous empêche de prendre du recul, en nous bombardant avec des évènements qui se succèdent. Tel un roman, on nous a présenté l’intervention française comme inévitable, du point de vue de la justice et de la morale. Le bien et le héros doivent triompher à la fin. Comme dans un roman, François Hollande, le sauveur du Mali, donne son discours sur le dénouement de l’histoire sur la place de l’indépendance à Bamako, où il avoue avec candeur: «Je veux vous dire que je viens sans doute de vivre la journée la plus importante de ma vie politique.» Même pour les plus cyniques lecteurs de ce roman, il faudrait avouer que nous sommes évidemment très loin du discours démagogique de Nicolas Sarkozy à Dakar. En mettant sa carrière politique en jeu, le discours de François Hollande à Bamako nous rappelle plutôt l’appel à la guerre du général de Gaulle, le 27 Octobre 1940, à Brazzaville, et son fameux discours du 30 Janvier, 1944, dans la même ville. Mais, en parlant de fiction, il est intéressant de remarquer que les Congolais avaient érigé un monument en souvenir du général de Gaulle à Brazzaville, pour commémorer ces dates historiques. Est-ce que François Hollande aussi aura droit à son monument à Bamako, 50 ans après nos indépendances? Faut-il rappeler aussi que Bamako fut cet autre lieu où le RDA (Rassemblement démocratique africain) était né en 1946, en réponse au discours de Charles de Gaulle à Brazzaville en 1944?



Il faut dire que, comme Brazzaville avait servi de tremplin pour l’homme du 18 Juin, pour relancer sa carrière militaire et politique, Bamako sera aussi la preuve incontournable de la montée de la côte de popularité du président Hollande en France, de son leadership mondial dans la guerre contre le terrorisme, et de sa détermination à défendre le droit de l’homme et la démocratie, à tout moment et partout. Voilà tout ce que François Hollande a pu gagner en trois semaines de guerre au Mali, sans oublier la dette éternelle des Maliens envers lui. Dans de telles circonstances, qui peut encore accuser le président Hollande d’être après les ressources minérales d’un pays que les djihadistes et autres satans du terrorisme étaient prêts à réduire au barbarisme? Et qui peut encore demander à voir des images de la guerre pour ternir la bonne image des soldats français ?

Quel rôle pour Dioncounda Traoré et le Mali ?

Mais, si François Hollande et la France sont les plus gros gagnants du conflit fratricide au Mali, que dire des acteurs maliens et africains? Je me pose cette question, à moi-même, après ces trois semaines parsemées d’afropessimisme, de pleurs intérieurs, d’apitoiement sur moi-même et de plaintes contre les autres. J’ai déjà mentionné les antagonistes du récit de l’intervention française, comme Ansar Dine, AQMI/Mujao et le MNLA au nord et au sud, les politiciens, les marabouts et, à leur tête, Amadou Haya Sanogo et les anciens putschistes. Je pense que le président Dioncounda Traoré doit organiser, avec l’aide de la Cédéao et autres partenaires, les élections aussi rapidement que possible. Les élections doivent avoir lieu, avant d’entamer des négociations avec qui que ce soit. Seul un gouvernement légitimement élu peut entamer des négociations crédibles et durables avec les rebelles qui contestent l’intégrité territoriale.

Le plus urgent, à part la poursuite des djihadistes qui sont à l’affut, c’est de restaurer l’ordre constitutionnel, en arrêtant ceux qui ont commis des crimes, au nord et au sud, contre l’humanité, ou contre l’Etat. 
Il sera dans l’intérêt du nouveau gouvernement de négocier avec le MNLA, car leur cause ne va pas disparaître de soi. Ce à quoi Dioncounda Traoré doit résister, c’est d’être poussé par la France dans des négociations hâtives. Il a aussi raison de refuser de négocier avec Ansar Dine et les autres groupes religieux.

Le président Dioncounda Traoré rentrera dans l’histoire, à coté de Modibo Keita, s’il arrive à sortir le Mali de cette impasse, qui n’est pas sans rappeler l’éclatement de la Fédération du Mali, et à organiser des élections crédibles.

Quid de la place de la Cédéao ?

Les gens de ma génération doivent se rendre à l’évidence que le nationalisme, tout seul, ne peut pas nourrir son homme, à plus forte raison de le rendre fier de lui-même; que la notion de souveraineté nationale doit se mesurer à l’aune de la valeur des citoyens, de ce qu’ils sont capables de produire comme matériel et culture nationales à protéger.

Nous avons enfermé la nouvelle génération dans un nationalisme aveugle, au lieu d’ouvrir ses yeux à la force de l’unité et la complicité entre les pays de la Cédéao; et nous l'avons poussé seulement vers la sauvegarde des intérêts nationaux, ethniques et personnels plutôt que de l’orienter vers des espaces et des utopies, au-delà du Mali ou du Sénégal.

Finalement, au lieu de forger l’idée de sacrifice de soi pour le bien être des autres, celui de notre voisin au Sénégal ou en Guinée, nous l’avons encouragé à célébrer la victoire de notre nation dans chaque malheur que nous voyons chez nos voisins de l’autre côté de la frontière. Si le constat des faiblesses de nos Etats-nations n’était pas clair pendant l'effervescence des indépendances, il l’est aujourd’hui, après les interventions de la France pour sauver l’intégrité de la Côte d’Ivoire et du Mali. La célébration du discours de François Hollande sur la place de l’Indépendance à Bamako est aussi une grande leçon de sobriété pour nous.

Si on ne peut pas protéger les droits des minorités à l’intérieur de nos Etats-nations, pourquoi ne pas se poser la question sur l’existence de ces Etats-nations? Pourquoi continuer à garder les hommes et les femmes comme des prisonniers dans la nation, si elle ne peut pas satisfaire leurs besoins élémentaires de liberté de mouvement et d’expression, de droit au travail, à l’éducation et à la santé ?  Après 50 ans de stagnation dans l’Etat-nation, pourquoi ne pas le dépasser et rêver d’une nouvelle Afrique où les hommes, les femmes, les pensées, les cultures et les marchandises circuleraient librement du nord au sud, de l’est à l’ouest?

Redéfinir la notion de l'Etat

Pour ce faire, il serait nécessaire de divorcer des Etats des nations. Les Etats auraient alors pour fonction principale le développement et le maintien des infrastructures de transport et mobilité, de l’économie, de la santé, de la culture, et de renforcer la sécurité et la protection des droits des individus.

Ce décuplement, dans lequel nous reléguerions le rôle de la nation aux blocs régionaux et à l’Union africaine, pour nous concentrer sur la définition des Etats et de leurs accents culturels et économiques, constituerait la base de la nouvelle définition du panafricanisme.  Il nous permettrait aussi de mieux négocier en bloc avec les puissances étrangères, plutôt que bilatéralement avec les moyens faibles des Etats-nations.

Il est difficile de parler du panafricanisme à la génération qui a précédée celle des indépendances, parce qu’elle ne connaît ni l’histoire du RDA, de loi-cadre ou la balkanisation de l’Afrique occidentale française, ni les enjeux derrière la Fédération du Mali, ou de l’union Ghana-Guinée-Mali.
A cette génération, formée après les nombreux coups d’Etat, depuis les débuts des années 1960, la mention même du panafricanisme peut paraître dépassée ou illusoire; les valeurs sûres étant celles du nationalisme, du tribalisme et de l’intérêt individuel.

Les espoirs d’intégrations régionales et de l’Union africaine, ou la renaissance de ce qu’on peut appeler «l’idée de l’Afrique», reviennent aujourd’hui dans la houle d’une troisième génération, née vers 1970, et arrivée à maturité après la libération de Nelson Mandela, la chute du mur de Berlin: la fin de la guerre froide.
 
Cette troisième génération, comme on peut le voir dans la musique Hip Hop et chez les reggaemen comme Tikken Jah Fakoly, chante l’Afrique sans complexe et sans inhibitions des frontières de l’Etat-nation. Cette nouvelle génération sait aussi que son désir de mobilité et de transaction la pousse au-delà des frontières nationales, souvent encombrées de politiques identitaires et de xénophobie.

C’est avec cette génération qu’il faut oser penser les nouvelles Afriques.

Ce que nous appelons divorce ou décuplement de l’Etat et la nation consisterait, donc, à atténuer la force de la nation et du nationalisme au niveau des grands centres d’attractions des populations diverses, comme Lagos, Dakar, Abidjan, Accra ou Ouaga, pour en faire des Etats forts et convoités dans des domaines spécifiques des finances, de la science et la technologie, dans la production industrielle, dans l’art et l’agriculture.

La nation, comme du temps de l’Union générale française, où la capitale de l’AOF était à Dakar, jouerait alors un rôle fédérateur entre ces états.  Sa capitale pourrait être fixée dans un endroit stratégique, ou se déplacer par rotation, comme en Afrique du Sud.
Son rôle principal serait la protection des droits des minorités et leurs intégrations dans la société multiculturelle des états.  Quand à la sécurité, elle serait à la charge des états et de la nation. 
 
La nation aurait un rôle de garde-fou contre les excès des Etats, et veillerait sur la protection et l’intégration de tous le citoyens, partout ou ils souhaiteraient être dans la Cédéao.

Manthia Diawara,

Ecrivain malien et professeur de littérature à l'université de New York. Il a notamment publié Bamako, Paris, New York

11 Février 2013

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